Ida©Memento Films Distribution Pologne. 1962. Noir et blanc. Un univers poétique, beau et effrayant.

A 4 jours de prononcer ses vœux, Anna, orpheline d'un couvent de campagne, se voit sommée par la Supérieure d'aller rencontrer sa tante, Wanda, jusque-là une parente inconnue d'elle.

Une de ces femmes dont on devine, en un instant, la lassitude et le mépris de soi qui suscitent forcément la haine des autres (Télérama).

- Anna, novice, pure et innocente : Pourquoi tu n'es pas venue me chercher à l'orphelinat ?
- Wanda : Parce que je ne pouvais pas. Je ne voulais pas.

Dans un format épuré mais néanmoins tranché, aiguisé, radical... on va à l'essentiel et la vérité émerge progressivement. La nonne est juive. Elle s'appelle en réalité Ida. Ses parents, après avoir été cachés dans la forêt, ont été tués durant la guerre. L'oubli. Le déni. Elles, seules rescapées de la famille, de l’extermination dont la Pologne fut l’un des principaux théâtres avec la complicité zélée d’une partie de la population.

- Où sont-ils enterrés ?
- Nulle part
- Comment ça nulle part ?

Personne ne le sait sauf les bourreaux eux-mêmes... et au nom de quoi... ?

Niant l'effort d'une telle démarche et ses conséquences, ou plutôt se refusant à rouvrir la brèche - Wanda plante sa nièce là, après lui avoir lâché les infos de base, suffisantes, sans aucun tact, elle a fait sa b-a. C'est dur, c'est brutal mais elle n'a pas le temps, elle a rdv. On pense - comme elle-même se présente - que c'est une pute. Or, derrière cette quadragénaire en robe de chambre fatiguée et aux cheveux en bataille, on apprend que c'est une juge qui a dégringolé depuis l'époque de " Wanda la rouge " qui envoyait à la potence des traîtres au système, des " ennemis du peuple " par paquets " au nom de dieu sait quoi " (avoue-t-elle aujourd'hui) et sans l'once du moindre remords. Un passé qu'elle ne sait exhorter, un écueil qu'elle voudrait épargner à sa nièce dévolue à Dieu.

La journée passant et le charme opérant, quasi hypnotique, de cette nièce réapparue soudainement mais qu'elle attendait sans doute, depuis longtemps, Wanda prend le risque d'affronter la résurgence de ses souvenirs et de leur passé commun... Elle revient la chercher avant qu'elle ne reparte vers son couvent, plus aimablement voire tendrement, pour effectuer en opposition mais ensemble un périple dans cette Pologne grise et gelée des Sixties. Au bout de leur quête, " la petite sainte " pour découvrir ce qu'elle est, et " la grande pute " - qui glisse à plusieurs reprises que le Jésus de la Sœur aimait les gens comme elle - pour oublier ce qu'elle a été... au bout de leur quête, donc : l'effroi.

Ida ©Opus Film©Photo Sylwester Kazmierczak - Et si, en allant là-bas, tu découvrais que Dieu n'existe pas ? Début pesant du périple.
Oui, je sais, ton dieu est partout.

Un espèce de road-movie où les deux protagonistes découvrent ou redécouvrent - au gré de ces immenses espaces vides - une Pologne amnésique, faite de crimes oubliés, niés, non expiés pour des motifs parfois si vils que l'appropriation d'une maison... Tandis que Wanda s'effondre plus que jamais, se laissant aller enfin à faire émerger sa propre souffrance, Ida, elle, tente de résister à son destin et commence à entrevoir la beauté et la mélancolie de la vie.

Ida ©Memento Films Distribution©Photo Sylwester Kazmierczak J'admire cette Anna-Ida qui assimile une série de révélations dérangeantes dans un calme absolument paradoxal. Dans son habit de nonne, aux souliers noirs et gros bas de laine, elle est à la fois avare de paroles, mutique mais robuste et en harmonie avec ses choix. Le film, d'ailleurs, ne met pas en question ses choix mais l'accompagne dans ce mystère. On se demande à quel point la religion pèse sur elle. C'est comme si nul ne pouvait emplir un espace destiné à un Dieu omniprésent, invisible mais qui tend à effacer les personnalités et les esprits.

J'admire cette Wanda qui s'avère être une femme diablement moderne, enchaînant clopes, verres de vodka et hommes d’une nuit. Elle aussi ne s'épanche pas. Elle agit et quand elle parle, c'est durement. Pourtant, derrière cette facture de roc, une extrême souffrance que cette foutue Ida vient remuer.

Ida ©Opus Film Une narration sobre, simple voire austère, au service d'un trip intérieur dont le trouble profond réside dans une question existentielle que se posent les deux femmes, en gardant leurs émotions enfouies, sans jamais la formuler. En croisant leur chemin, et au-delà d'un parcours initiatique, d'un polar personnel, elles mettent à nu une parabole sur l'amnésie collective, nationale. Ce voyage aura pour conséquence de leur imposer à elles deux la tentation de se soustraire à ce dégoût de la vie qui s’est emparé d’elles.

Dans Ida, le réalisateur témoigne du tragique sans lourdeur ni pathos, éclairant l'indicible d'une pâle lueur d'hiver. Il évoque l'occupation allemande, le régime communiste, mais aussi les questions soulevées par l'importance de la religion catholique dans l'identité nationale. Il explore la question de la foi et le catholicisme à la polonaise, résistance à l’orthodoxie de l’éternel ennemi, l’Empire russe, et la question juive, jamais véritablement montrée de manière politique, culturelle, affective.

Le réalisateur rappelle :

La Pologne d’alors était celle de Wladyslaw Gomulka, celle d’un « socialisme à la 
polonaise ». « La Pologne était cool. Elle lançait les modes à l’Est et était une plaque tournante ouverte vers l’Ouest, c’était l’époque du jazz, des cabarets, des premiers films de Polanski. C’était la vitrine la plus drôle des pays communistes. Alors qu’aujourd’hui, c’est un pays culturellement fade. » (L'Humanité).

Sur la beauté du film, très esthétique ou esthétisante si l'on veut être critique, le réalisateur s'exprime ainsi :

On me dit parfois que je suis un cinéaste intello, mais je suis, bien davantage, un sensualiste. J’ai besoin d’aimer physiquement les images que je fais, les sons, les lumières. Je veux avoir le sentiment d’être avec les personnages dans l’espace que je crée. (Télérama).

Mais dans ce film où la Seconde Guerre mondiale et ses traumatismes remontent à la surface, ce qui est intéressant, c'est l'angle de vue : cette histoire de morts sera liée au pardon et au désir d'aller de l'avant. Ida vit, existe.

Elle est rattachée à une terre qu'elle arpente comme un nouveau né, à un passé qui l'a menée là où elle est et à un futur auquel elle n'avait jamais songé. On la verra rire, pleurer, parler, gagner en expressivité comme en force et tout simplement devenir humaine. (Écran large).

Ida ©Opus FilmIda©Arsenal Filmverleih

Pour finir, Ida marche sur une route. La voilà en route. Elle a vu la médiocrité du monde. Elle croit toujours à un possible au-delà. Et le film ne donne pas de réponse.


Icône vidéo Drame polonais réalisé par Pawel Pawlikowski avec Agata Trzebuchowska, Agata Kulesza, Dawid Ogrodnik, sortie le 12 février 2014 (1h19min).