Il est un de ces petits bonheurs mineurs, celui de rentrer chez soi en sandales et chemisette à la mi-novembre, après une soirée intéressante et non ordinaire. Petit instant de bonheur modeste et fugace qui fait oublier la routine mortifère.

Ce soir, je me suis rendue à la Maison du Danemark sur l'avenue des Champs-Élysées, pour écouter deux chercheuses en bonheur...

Malene Rydahl : auteure du livre Heureux comme un danois, (Grasset, 2014) a enquêté et réfléchi pour offrir le trousseau des dix clefs du bonheur danois qui est finalement sans frontières.

Claudia Senik : professeure à l'Université Paris-Sorbonne et à l’École d'économie de Paris, auteure de The French Unhappiness Puzzle : The Cultural Dimension of Happiness (2014) et l’Économie du bonheur (Seuil-La République des idées, 2014), elle est l’une des spécialistes internationales de l’économie du bien-être et de l’économie comportementale.

Maison du Danemark - 2 chercheuses en bonheur...

Le Danemark est régulièrement désigné comme le pays du monde où le bonheur est le plus répandu. L'annuel World Happiness Report de l'ONU a placé ces deux dernières années les Danois comme les plus heureux du monde. La superpuissance du bonheur selon le New York Times. Mais cela aide-t-il d'être danois pour être vraiment heureux ? Ou est-ce que le bonheur est plutôt sans frontières ? Peux-ton dire que certains pays, certains peuples sont plus ou moins doués pour le bonheur et pourquoi ? Comment mesurer le poids du bonheur dans l'économie ?

Visiblement, cela suscite un grand intérêt, la salle est comble. Ça commence par " Il y fait froid, il y fait nuit à partir de 15h, etc... " ce qui génère son lot de rictus empathiques dans la salle ! On aime... mais de loin. Être heureux... mais de quoi, de qui, de quel bonheur parle-t-on ?

La première intervenante dans le genre journalistique, se montre plutôt accessible du large public tandis que la seconde s'avère plus "universitaire" avec un discours construit à partir et vers la discipline économique pour tenter de répondre à la question : l'argent fait-il le bonheur ?

  • Pour la première, il existe 3 piliers pouvant expliquer le bonheur à la danoise : la confiance, l'éducation et la responsabilité individuelle. Elle précise qu'ils ne sont pas des "valeurs danoises" mais bien des valeurs humaines. Entre anecdotes, souvenirs personnels et statistiques rigoureuses, elle offre un petit précis philosophique et concret, un manuel du bien-être au quotidien, un « mode d'emploi de l'allégresse », un antidote au pessimisme ambiant, un parfait guide du savoir-vivre…heureux.

La confiance est un terme, une notion, une valeur qui va revenir fréquemment au cours de la conférence et dans les échanges avec la salle. A la fin de la conf., une dame intervient pour montrer que la notion de confiance peut marcher à un endroit et pas ailleurs. Par exemple, au Japon, on peut laisser son sac sur la table d'un café et aller aux toilettes sans craindre aucun vol. Pour autant, le peuple japonais ne se caractérise pas par son aptitude au bonheur. C'est parce que la confiance seule ne suffit pas, il lui faut être associée à la liberté ! Il manque, en effet, aux Japonais, subissant l’oppression du tabou, la liberté de s'exprimer.
Par exemple, au Danemark, dès 13 ans, on a la possibilité de gagner son propre argent de poche ce qui donne confiance, autonomie et liberté, notamment vis-à-vis des parents, des élites, de la société... Là-bas, il est très fréquent et normal que les jeunes partent tôt, à 18 ans, de chez eux ce qui, d'une certaine façon, contribue là-encore à la prise de confiance et à l'autonomie dans le sens où ils subissent moins longtemps, par exemple, les projections de leurs parents... Autant d'aspects qui peuvent expliquer l'optimisme danois, si connoté "naïf" en France.

D'après elle et son étude, il faut donc agir soi d'abord dans son environnement et faire confiance aux personnes (plus qu'à leurs diplômes) sans attendre que le changement vienne d'en haut.

Autre domaine d'excellence danoise, l'éducation ! A la fin, lors du débat, une dame d’expérience dans ce domaine témoigne et confirme sans hésitation l'opposition des deux systèmes danois et français. Dans le petit royaume du nord, la place de l'enfant est toute autre, celle qu'il prend et celle qu'on lui dévoie. Elle regrette ainsi le système éducatif figé et l'immobilisme à la française... qui se perpétue depuis la maternelle dans des scènes banales où l'on somme les gamins d'être en rang par deux et dans le silence...

Quant à la responsabilité individuelle, un autre exemple assez probant est le fait que chaque jeune reçoit de l’État une bourse de 780 € ce qui permet un accès égalitaire aux études pour tous. Le regard porté par la société sur le niveau d'étude est autrement moins dans le jugement élitiste qu'en France. Là-bas, un professeur d'université sera tout aussi heureux que son enfant soit ébéniste ou autre chose. A ce propos, l'autre intervenante complète en expliquant qu'en France, ce n'est pas forcément l'élitisme qui est le problème mais plutôt la nature de celui-ci. L'élitisme français a certes toujours existé mais il est devenu très étroit. Avant, les portes des grandes écoles était grandes ouvertes, au regard du peu de candidats. Aujourd'hui, alors qu'on pousse au 80% de réussite au bac, celles-ci n'ayant pas augmenté leurs capacités d’accueil, s'avèrent plus qu'étroites à des postulants en masse ! D'autre part, l’élitisme français se définit aussi par son caractère unidimensionnel. Par exemple, on continue de reconnaître les maths et le français comme seules compétences respectables et signifiantes en renâclant toutes autres qualités et compétences issues d'autres disciplines ou activités. L'art continue d'être considéré seulement comme un passe-temps, un loisir... En fait, l'élitisme français est restreint en contenu et en nombre.

  • Du point de vue de la recherche et dans le domaine de l'économie, la pratique des enquêtes sur des questions subjectives, telles que le bonheur, émerge dans les années 1970 mais reste alors très marginale. Depuis, les économistes ont tenté de mesurer le bonheur tel qu’il est ressenti et déclaré par les individus eux-mêmes. Leur enquête concerne plus particulièrement le rôle de la richesse. L’argent fait-il le bonheur ? La croissance rend-elle les gens plus heureux ? Dans le cas contraire, faut-il opter pour la décroissance ou, du moins, mesurer le bien-être au-delà du PIB ? Mais c'est vraiment à partir des années 2000 que ce sujet d'étude est devenu admis et même un critère de mesure incontournable, notamment pour les pouvoirs publics. S'interroger sur ce qui dans l'économie favorise le bonheur des gens et vice-versa, permet de comprendre pourquoi la France, pays objectivement riche, souffre d’un tel « déficit de bonheur ».

Les enquêtes internationales prouvent qu'à conditions égales, le critère "vivre en France" rapporte d'office un fort coefficient négatif ! Ceci n'a rien à voir avec les conditions objectives de vie en France mais avec le ressenti et la représentation défaillante des Français.

Robert Boyer, qui est tout sauf un libéral, connu comme l'un des artisans de l'école de la régulation, très à gauche, a écrit sur le Danemark (La flexicurité danoise. Quels enseignements pour la France ? Paris : éditions rue d'Ulm, Presses de l'ENS, 2006) et l'une des explications qu'il apporte au schmilblick est celui de la capacité danoise à réagir rapidement à un problème par une réforme.

Conclusion : Alors, le bonheur, une idée neuve ? Pourquoi serait-il érigé comme un objectif essentiel ? En quoi serait-il une finalité, un devoir presque ? Peut-on mesurer quelque chose d’aussi subjectif et impalpable que le bonheur ?

En savoir plus :

Icône main Claudia Senik, L'économie du bonheur, Coédition Seuil-La République des idées, 2014.
Icône audio Analyser les causes du mal-être français (France Culture, Les carnets de l'économie, du lundi au jeudi de 17h55 à 17h59).

Icône main Malene Rydahl, Heureux comme un Danois, Grasset, 2014.

Revue de presse : Malene Rydahl, danoise de naissance et française d'adoption, s'est attelée à la tâche. On en était resté aux terrifiants contes d'Andersen et voilà qu'en 10 conseils amicaux se dessine un bonheur partagé du haut en bas de l'échelle sociale. (Philippe Douroux - Libération du 12 juin 2014)Extrait de l'introduction

Extrait de l'introduction : Il était une fois une jeune femme danoise qui avait décidé d'écrire un livre sur le bonheur. En pleine période d'écriture, elle se trouvait en vacances dans le sud de la France. Elle avait été invitée dans une très belle maison en bord de mer. Un grand dîner assez mondain avait été organisé dans un cadre magnifique. Les gens étaient beaux. Tout était parfait. Pour l'apéritif, on servait au choix un Champagne vintage d'une grande année, de grands crus et tous les cocktails exotiques imaginables. On parlait de la belle vie : les voyages lointains dans les plus beaux hôtels du monde, les bonnes tables dans les meilleurs restaurants, la culture, l'art. Tout ce qui est agréable à vivre. Une vie de rêve. La conversation s'est soudainement portée sur son livre. La table s'est étonnée du titre, Heureux comme un Danois. «Mais pourquoi ce titre ? Je ne vois rien de particulier dans ce pays qui pourrait rendre heureux les gens !» a dit un monsieur. La jeune femme tenta d'expliquer la grande confiance des Danois, entre eux et à l'égard de leurs institutions. La volonté et l'envie de participer à un projet commun au bénéfice de la collectivité. Le système scolaire qui cultive le développement de la personnalité de chacun. L'importance de donner à tous les citoyens la liberté de trouver leur place. L'absence de course à «être le meilleur». Elle raconta que chez elle, on ne cherchait pas à avoir une élite, la priorité étant que la population soit heureuse dans l'ensemble. Et elle eut le malheur d'ajouter que, pour financer cela, la pression fiscale était la plus élevée au monde avec un taux marginal à presque 60 % à partir de 52 000 euros de revenus. Là, le même monsieur s'est impatienté. Il a élevé la voix : «Mais enfin quelle horreur ! N'essayez pas de nous convaincre qu'un système pareil peut rendre qui que ce soit heureux.» Et il a continué : «Personne n'a envie de payer pour les autres. Et puis sans une élite, un pays n'a plus d'avenir.» Une femme a renchéri : «Moi je regarde la série Borgen (une série danoise sur la vie politique) et ils sont tous malheureux, c'est quand même n'importe quoi !» Stop. Retour à la réalité. Je suis bien consciente que le modèle danois ne peut pas plaire à tout le monde. L'idée de ce livre n'est aucunement de convaincre que ce modèle est meilleur qu'un autre. Il répond, tout simplement, à une envie de partager. Je suis née, par hasard, dans le pays le plus heureux du monde. Je n'étais pas consciente de cette chance et j'ai choisi de quitter mon pays pour tracer mon propre chemin. Aujourd'hui, après avoir passé beaucoup de temps loin du Danemark, j'ai voulu faire le point, en dix clés toutes simples, sur un modèle de société qui semble en effet rendre les gens heureux, et ce depuis plus de quarante ans.